L’exilé parfait
Solitude ! silence ! oh ! le désert me tente.L’âme s’apaise là, sévèrement contente ;Là d’on ne sait quelle ombre on se sent l’éclaireur.Je vais dans les forêts chercher la vague horreur ;La sauvage épaisseur des branches me procureUne sorte de joie et d’épouvante obscure ;Et j’y trouve un oubli presque égal au tombeau.Mais je ne m’éteins pas ; on peut rester flambeauDans l’ombre, et, sous le ciel, sous la crypte sacrée,Seul, frissonner au vent profond de l’empyrée.Rien n’est diminué dans l’homme pour avoirJeté la sonde au fond ténébreux du devoir.Qui voit de haut, voit bien ; qui voit de loin, voit juste.La conscience sait qu’une croissance augusteEst possible pour elle, et va sur les hauts lieuxRayonner et grandir, loin du monde oublieux.Donc je vais au désert, mais sans quitter le monde.Parce qu’un songeur vient, dans la forêt profondeOu sur l’escarpement des falaises, s’asseoirTranquille et méditant l’immensité du soir,Il ne s’isole point de la terre où nous sommes.Ne sentez-vous donc pas qu’ayant vu beaucoup d’hommesOn a besoin de fuir sous les arbres épais,Et que toutes les soifs de vérité, de paix,D’équité, de raison et de lumière, augmententAu fond d’une âme, après tant de choses qui mentent ?Mes frères ont toujours tout mon cœur, et, lointainMais présent, je regarde et juge le destin ;Je tiens, pour compléter l’âme humaine ébauchée,L’urne de la pitié sur les peuples penchée,Je la vide sans cesse et je l’emplis toujours.Mais je prends pour abri l’ombre des grands bois sourds.Oh ! j’ai vu de si près les foules misérables,Les cris, les chocs, l’affront aux têtes vénérables,Tant de lâches grandis par les troubles civils,Des juges qu’on eût dû juger, des prêtres vilsServant et souillant Dieu, prêchant pour, prouvant contre,J’ai tant vu la laideur que notre beauté montre,Dans notre bien le mal, dans notre vrai le faux,Et le néant passant sous nos arcs triomphaux,J’ai tant vu ce qui mord, ce qui fuit, ce qui ploieQue, vieux, faible et vaincu, j’ai désormais pour joieDe rêver immobile en quelque sombre lieu ;Là, saignant, je médite ; et, lors même qu’un dieuM’offrirait pour rentrer dans les villes la gloire,La jeunesse, l’amour, la force, la victoire,Je trouve bon d’avoir un trou dans les forêts,Car je ne sais pas trop si je consentirais.Victor HUGOL’art d’être grand père, 1877
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